Les enfants croient vivantes les ombres de la nuit, ils parlent aux arbres et aux fleurs, ils jouent à être un autre, ils vivent dans ce monde de métamorphoses dont on garde, devenu adulte, une éternelle nostalgie. Mais ce que les adultes oublient trop souvent, c’est que ce monde de l’enfance où tout se transforme est le même qui inspira les tragédies, et qu’il est aussi cruel que tendre. Ce n’est pas un sourire qu’Aurélie Cenno vole aux gosses, c’est l’instant où leur regard contemple une transformation secrète, où une fillette s’éloigne d’une mare comme si elle avait la connaissance mystérieuse d’un crime, où paraît dans la forêt un jeune être au visage animal. Si l’enfant laisse fondre sa glace, et que l’image nous trouble, c’est qu’elle ne montre pas seulement la désobéissance, mais un être entre deux mondes, qui voit au-delà du fragile confort moderne, le monde somptueux et violent des métamorphoses.
Voudraient-elles retrouver un monde perdu, les ménagères au visage figé, coincées dans leur cuisine équipées ? Aurélie Cenno détourne avec humour les lieux quotidiens et les objets utilitaires. Du réfrigérateur au presse-agrume, en passant par la chaise de cuisine, les objets conditionnent, plutôt qu’ils n’emprisonnent, celles qui les utilisent. Qu’elle sourie devant la cheminée en compagnie de son chien, joigne les mains sur un presse-agrume, ou simplement attende, rigide sur une chaise, la ménagère semble posséder un don effrayant de mimétisme, elle épouse, au sens premier du terme, les formes qui l’entourent. Plus que le désespoir, c’est ce don caché que les images montrent et qui les rend troublantes, comme si planait la menace, saisie par l’artiste, d’un pouvoir de transformation brimé jamais loin de la violence.
Isabelle Sorente
(Isabelle Sorente, 35 ans, a écrit plusieurs romans. Elle traite de la cruauté des phénomènes contemporains, comme la girl culture dans son roman L, ou le harcèlement moral dans sa pièce Hard Copy. Elle vient de fonder la revue littéraire Ravages.)
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